Permanence des pratiques ritualisées
Le rituel de cueillette
En médecine populaire, la plante ne se réduit pas à des principes actifs, au contraire elle sublime l’univers vivant. L’acte thérapeutique, depuis la cueillette des plantes jusqu’à l’administration du remède, s’inscrit dans une relation au cosmos, au surnaturel, ou encore au religieux et obéit à un certain rituel. La cueillette de plusieurs végétaux se déroule à des moments précis, au solstice d’été, à l’aube, à midi ou encore à minuit.
Certains rituels de cueillette, souvent plus anciens, devaient être opérés la nuit surtout afin, d’après Delatte, de ne pas être vu, car le prélèvement de la plante constituait un sacrilège vis-à-vis de la terre nourricière. Ceci expliquerait les incantations ou prières récitées ainsi que différents gestes ou attitudes lors du prélèvement des simples. L’une de nos interlocutrices atteste une pratique voisine qu’elle a exercée au milieu du siècle: «Pour les dartres, il fallait aller chercher du Houx entre minuit et une heure du matin. Il ne fallait rencontrer personne. Si on rencontrait quelqu’un, il fallait recommencer». N’ayant pour seul témoin que les astres et le silence de la nuit, l’acte rituel passait alors pour efficace, renforcé par le caractère de prescription temporelle. Les cueillettes nocturnes peuvent également se placer sous l’influence favorable de la lune comme en témoigne le rituel suivant, observé vers 1900 par le docteur Bidault: «Ces feuilles (Verveine officinale) doivent être cueillies au moment de la pleine lune de mai (...). Les vieilles femmes observent exactement pendant la journée les lieux où croît la Verveine et vont la cueillir au clair de lune en marchant à reculons». Par ailleurs pour la cure dépurative, «il fallait, dit-on, commencer en lune montante», et pour les vers «à la pleine lune».
En Mâconnais, il est d’usage de «cueillir deux mains jointes de fleurs de Pissenlit en plein soleil» pour la préparation d’un sirop pour soigner la bronchite. À l’image des gestes de sa mère, une autre informatrice cueille toujours «au lever du soleil neuf feuilles de Lierre de la main gauche».
Le moment le plus ensoleillé de la journée peut correspondre à un potentiel maximal des substances sécrétées par la plante. Cet argument est encore invoqué dans l’interprétation des cueillettes de la Saint-Jean, certaines personnes allaient cueillir des herbes tôt le matin le jour de la Saint-Jean. Ces herbes sont différentes selon les régions, selon lesquelles les traditions semblent plus ou moins persistantes. De même les différents rituels de cueillette ou de préparation disparaissent ou s’effacent peu à peu. Ils traduisent ainsi l’évolution de l’acte médical dans un contexte où sont bouleversés ces modes de pensée dits traditionnels.
Tout au long de la «bonne saison», des repères temporels balisent le calendrier de ramassage et socialisent ainsi une nature dont le cours indomptable doit être canalisé. «La Verveine officinale se cueille entre les deux Notre-Dame» rappelle-t-on. Si le calendrier liturgique semble ouvrir le sillage du déroulement des pratiques, celles-ci étaient très vraisemblablement antérieures à la christianisation.
Les pratiques de ramassage respectent diverses règles. Certains s’attachent à «cueillir l’Arnica en période sèche, l’après-midi, lorsqu’il n’y a plus de rosée, que la fleur est bien épanouie». Par ailleurs, «il fallait récolter les racines d’Iris quand la fleur est passée, que la sève est redescendue. Puis, on les lavait, coupait en petites rondelles, on y passait une petite ficelle. Ça servait pour faire la buée, la lessive. On mettait le linge dans une grande toile, avec les cendres. Sur les cendres, on mettait le chapelet d’Iris. Quand l’eau était tiède, on arrosait les cendres. Ça sentait bon! ».
Aujourd’hui, l’influence de l’ensoleillement ou de la lunaison sur le végétal a parfois été démontrée scientiquement, avec la mise en évidence de la teneur croissante de principes actifs. En revanche, l’homme d’hier, dépourvu de tout instrument de mesure, si ce n’est que la propre sensibilité de son corps, a prêté une attention extrême à ces phénomènes naturels.
La force de la plante
La notion de force émerge fortement du discours sur les plantes, notamment à travers l’opposition du végétal sauvage ou cultivé. «Les plantes sauvages ont plus de force que les plantes du jardin. C’est pas la même chose, elles viennent toutes seules, là où ça leur convient. » À cet égard, la plupart des plantes «fortiantes» sont sélectionnées parmi les plantes sauvages: Germandrée petit-chêne, Bardane, Petite Centaurée, Gentiane jaune,... En s’émancipant du monde sauvage, les plantes cultivées perdent leur «force». Liées à l’homme par la domestication, elles versent dans le champ de la culture et se dérobent ainsi à la magie, ainsi qu’à la force ou énergie de la nature. Pour des raisons de commodité de cueillette, quelques informateurs ont introduit dans leur jardin des plantes sauvages dont les biotopes d’origine sont éloignés des maisons, tels l’Arnica des montagnes et la Germandrée petit-chêne. Cependant leurs utilisateurs témoignent que leurs propriétés y sont «moins fortes». Aussi préfère-t-on le Serpolet au Thym du jardin, le Pissenlit printanier aux premières salades du potager. La «force» se reconnaît à travers le parfum et le goût plus «forts» du Serpolet, la saveur «amère et forte» ou encore les «vertus puissantes» du Pissenlit. Ces «dons de la nature», comme l’énoncent certains, redoublent peut-être d’une «force» symbolique. Persistance de lointaines traditions de ramassage, ces pratiques permettent de réconcilier nature et culture. Par ailleurs, cette «force» peut être reliée à d’autres phénomènes, et peut atteindre aux dimensions de l’univers. «Le jour de la Saint-Jean, ma grand-mère m’emmenait à quatre heures du matin à travers champs, dans la rosée en sabots, pour ramasser les herbes de la Saint-Jean. Elle disait qu’elles avaient plus de force ce jour-là. » Dans certains cas, la force que l’on attribue à quelques espèces végétales à travers des pratiques rituelles, fait là aussi l’objet d’une attention et d’une gestion particulières. Ainsi, au terme de leur période d’utilisation, le Houx que l’on accroche comme porte-bonheur ou encore le Buis comme protecteur, doivent être brûlés et non jetés. Au risque que leur pouvoir symbolique n’échappe au contrôle de leurs usagers, voire ne se retourne contre eux dans le cas où il aurait piégé des énergies maléfiques, il est impératif de le réduire à néant. Seule la force incoercible du feu semble pouvoir se mesurer à la puissance de ces plantes magiques.
Tout en étant moindre, la notion de «force» s’étend aux plantes cultivées. Cueillant de l’Estragon sur un jeune pied, une femme commente: «Mon mari m’a dit “ne le cueille pas parce que celui-là, faut lui laisser sa force”». Schall a d’ailleurs montré l’importance du calendrier de cueillette dans la recherche du concentré de propriétés. La «force» pourrait alors être assimilée à l’inexorable élan vers la vie. L’idée de «force» se conjugue à celle de l’équilibre. «La Camomille en tisane faut pas forcer la dose. Cinq têtes dans une tasse, ça suffit. Si vous forcez, c’est pas bon, ça donne des malaises... Faut pas exagérer avec les plantes. » Au delà d’un subtil dosage, l’effet de la force s’infléchit et, outrepassant le point d’équilibre, se détourne du but recherché, voire provoque l’état contraire. Il en est de même du monde animal. «Avant les bêtes n’étaient pas forcées comme maintenant. Avant on soignait une mammite, le lendemain c’était guéri. » Ainsi l’environnement est-il atteint dans son ensemble. «Les agriculteurs forcent les cultures à coup d’engrais. » Gérer la «force» de la nature reflète non seulement un savoir sur le vivant, mais aussi une éthique. Vouloir «forcer» la nature, c’est engendrer la démesure et le désordre. Enfreindre les lois naturelles compromet le fonctionnement de la nature, et par là même l’homme. «Maintenant il y a trop d’engrais, il y a trop de produits chimiques,... si bien qu’on est intoxiqué! Il n’y avait que des choses naturelles avant, on vivait plus sain. »
La Germandrée petit-chêne
La magie des nombres
Le symbolisme des nombres a marqué diverses pratiques thérapeutiques. L’indication de la quantité de fleurs ou de feuilles à utiliser se substitue bien souvent à la posologie pondérale, référence de la profession médicale. Le nombre est un moyen mnémotechnique, utile dans l’exercice de la pratique. Ainsi, «trois têtes de Grande Camomille par tasse» compose la recette de l’infusion digestive. Pour d’autres, «la Camomille c’était surtout pour se laver les yeux. Il fallait toujours mettre un nombre de fleurs impair. Voyez: 1, 3, 5, 7, 9, ainsi de suite, selon la force qu’on veut d’une tisane. C’était comme ça. On disait ça et on faisait ça». Les recettes sont souvent construites de façon à aider à leur mémorisation. Il peut s’agir de chiffres qui se répètent, comme en témoigne l’exemple ci-après: «Envelopper la plaie dans une feuille de Cynoglosse. Faire un pansement avec une gaze. Changer la feuille trois fois par jour pendant trois jours». L’importance du nombre revêt un caractère quasi magique et s’entoure de certains rites qui lui confèrent d’autant plus de pouvoir. Pour la préparation de l’infusion de feuilles de Ronce, vantée pour soigner les maux de gorge, il faut selon certains informateurs préférer la «cinq feuilles», et d’après d’autres «fallait qu’elle ait trois feuilles». Une informatrice insiste: «La Ronce à sept feuilles, c’était la meilleure. “Sept” fallait pas le prononcer. On disait “un nombre impair plus fort que six et moins fort que neuf”! ». Le lien entre la parole, notamment interdite, et la pratique peut donc se révéler très fort et entraîner des conséquences attendues en terme d’efficacité. Dit ou non, en fonction des rituels, le mot apporte une dimension symbolique au remède.
Le Millepertuis
La cure, le temps comme remède
Certaines pratiques médicinales s’opèrent sous forme de «cure». Ce terme recouvre dans l’esprit des informateurs, plus qu’un traitement médical, une pratique préventive, d’une durée définie, voire à caractère répétitif. Fortement inscrites dans le corpus médical populaire, ces méthodes phytothérapeutiques obéissent à un calendrier défini. De par son caractère récurrent, la ritualisation de ces pratiques participe de leur caractère symbolique. Un très grand nombre de cures à visée dépurative est signalé. À titre d’exemple, la Petite Centaurée se consommait sous forme de cure, en infusion dépurative «à l’automne et au printemps» pendant une durée de «quinze jours ou trois semaines». De même, l’Herbe à l’ache, la Livèche officinale, était employée «pour se dépurer». En Morvan, macérée dans un litre de vin blanc, la Livèche officinale se boit le matin «en cure de huit jours pour lutter contre les anthrax, la furonculose». Elle est également employée en «décoction»: «La boire en cure, à jeun, pendant 5 à 6 jours. Ici tout le monde se purgeait comme ça».
On préconise surtout la cure dans le domaine des affections de la peau, pour nettoyer le corps dont les manifestions extérieures sont la marque d’un «encrassement». Les infusions de Pensée sauvage sont recommandées en cure «quand on est jeune, qu’on a des boutons sur la figure». La Bardane se révèle utile dans le traitement de l’eczéma: «Boire des décoctions de racine, surtout à l’automne en cure». Certes, les dépuratifs méritent à eux seuls une recherche particulière, comme l’a menée Lieutaghi dans son remarquable ouvrage 'L’herbe qui renouvelle'.
Fixée au printemps et à l’automne, la cure respecte des règles précises quant au moment de la prise du médicament, le matin à jeun, et quant à la durée. Celle-ci atteint le plus souvent trois semaines. Bien au-delà de la notion de nettoyage du corps, les cures rappellent les rituels de purification. Ainsi, les pratiques dépuratives concordent-elles avec l’observance des règles religieuses, visant à la purication du corps à travers le Carême, et de l’âme à cette même période prolongée par les Rameaux et les fêtes pascales.
Les cures sont recommandées dans le cas d’autres pathologies: «On fait infuser une pincée de queues de Cerise aigre, cueillies ou achetées. En faire une cure pendant quinze jours. Prendre une tasse à jeun le matin et une tasse au coucher, généralement au printemps et en automne. Le père et la mère faisaient la cure. Ça soigne la rétention d’urine». Certaines cures traitent le dysfonctionnement des intestins: «Les sommités fleuries de Petite Centaurée séchée sont prises en infusion, en tisane deux ou trois tasses par jour, pendant cinq ou six jours. On renouvelle si besoin. En cure de cinq ou six jours, c’est généralement très efficace». Divers cures sont à but «fortifiant», à l’attention des enfants, des convalescents, des personnes âgées ou «affaiblies» par des causes diverses (accouchement, problèmes du «sang»,...).
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